Les Fourmis de Bernard Werber
[…] « L’araignée agite ses huit pattes afin d’obtenir un mouvement de balancier, puis, les allongeant, elle parvient à s’arrimer à une feuille. Ce sera le deuxième point d’ancrage de sa toile. Elle y colle l’extrémité de son filin. Mais avec une corde tendue on ne va pas loin. Elle repère un tronc à gauche, court pour l’atteindre. Encore quelques branches et quelques sauts, et ça y est, elle a posé ses filins-supports. Ce sont eux qui encaisseront la pression des vents et des proies. L’ensemble forme un octogone. La soie d’araignée est constituée d’une protéine fibreuse, la fibrome, dont les qualités de solidité et d’imperméabilité ne sont plus à démontrer. Certaines araignées arrivent, quand elles ont bien mangé, à produire sept cents mètres de soie d’un diamètre de deux microns, d’une solidité proportionnellement égale à celle du nylon et d’une élasticité triple. Et le comble, c’est qu’elles disposent de sept glandes produisant chacune un fil différent : une soie pour les filins de support de toile; une soie pour le filin de rappel; une soie pour les filins du cœur de toile; une soie enduite de glu pour les prises rapides; une soie pour protéger les œufs; une soie pour se construire un abri; une soie pour emballer les proies…
En vérité, la soie est le prolongement filandreux des hormones araignées, tout comme les phéromones sont les prolongements volatils des hormones fourmis.
L’araignée fabrique donc son filin de rappel puis s’y arrime. Elle se laisse choir à la moindre alerte, échappant au danger sans effort superflu. Combien de fois a-t-elle eu ainsi la vie sauve?
Elle entrecroise ensuite quatre filins au centre de son octogone. Toujours les mêmes gestes depuis cent millions d’années… Ça commence à avoir de l’allure. Aujourd’hui, elle a décidé de faire une toile en soie sèche. Les soies enduites de glu sont beaucoup plus efficaces, mais trop fragiles. Toutes les poussières, tous les brins de feuilles mortes viennent s’y prendre. La soie sèche a un pouvoir capteur plus faible, mais elle tiendra au moins jusqu’à la nuit. L’araignée, une fois placées les poutres faîtières, ajoute une dizaine de rayons et parachève l’ouvrage par la spirale centrale.
Ça, c’est le plus agréable. Elle part d’une branche où elle a accroché son fil sec et saute de rayon en rayon en se rapprochant le plus lentement possible du cœur, toujours dans le sens de la rotation terrestre. Elle fait ça à sa façon. Il n’y a pas deux toiles d’araignées semblables dans le monde. C’est comme pour les empreintes digitales des humains.
Il lui faut serrer les mailles. Parvenue tout au centre, elle embrasse du regard son échafaudage de fils pour en estimer la solidité. Elle arpente ensuite chaque rayon, qu’elle secoue de ses huit pattes. Ça tient le coup.
La plupart des araignées de la région construisent des toiles en 75/12. Soixante-quinze tours de spirale de remplissage pour douze rayons. Elle, elle préfère bâtir en 95/10, une fine dentelle. C’est peut-être plus voyant, mais c’est plus solide. Et comme elle utilise de la soie sèche, il ne faut pas lésiner sur la quantité de fil. Sinon les insectes ne passeraient qu’en visiteurs…
Cependant, cette besogne de longue haleine l’a vidée de son énergie. Elle doit manger de toute urgence. C’est un cercle vicieux. Elle est affamée parce qu’elle a construit une toile, mais c’est cette toile qui lui permettra de manger.
Ses vingt-quatre griffes posées sur les poutres principales, elle attend, cachée sous une feuille. Sans même recourir à l’un de ses huit yeux, elle sent l’espace et perçoit dans ses pattes les moindres ondes de l’air ambiant grâce à la toile, qui réagit avec la sensibilité d’une membrane de microphone. Cette minuscule vibration, c’est une abeille qui tourne en huit à deux cents têtes de là pour indiquer un champ de fleurs aux gens de sa ruche. » […]